Quand la douleur devient rencontre
Une fraternité improbable entre une chrétienne et une musulmane aujourd’hui
« Me pardonneront-ils ? »
Plus de huit ans après le meurtre perpétré par son fils Adel sur le Père Jacques Hamel dans l’église de Saint-Étienne-du-Rouvray, la culpabilité hante encore Nacera Kermiche.
Comment comprendre et supporter l’irréparable commis alors par son enfant de 19 ans, élevé comme ses frères et sœurs dans une famille intègre et intégrée ? Comment survivre à la stigmatisation générale et aux regards accablants de sa propre communauté ?
« Je me demande toujours ce que j’ai bien pu faire pour qu’Adel tombe dans une radicalisation aussi grave. On ne le reconnaissait plus. J’ai appelé à l’aide avant qu’il passe à l’acte. Mais rien n’y a fait. Il était embrigadé. Après les faits, j’étais d’abord très en colère contre Dieu parce que j’avais essayé d’être une bonne personne toute ma vie. »
Dans la profondeur du désarroi et de la honte, Nacera n’attend plus qu’un miracle. De son côté, Roseline Hamel cherche un sens à la souffrance qui l’accable, « un chemin de vie » … Prières croisées de deux femmes à genoux.
« Pendant un an, j’ai cherché quelque chose qui apaise cette douleur sans fond. Je lançais des paroles peu aimables à Dieu… Où étais-Tu ce jour-là ?… J’aurais pu me laisser périr de tristesse mais la pensée de mes enfants me gardait de flancher complètement. Je pensais à la Piéta, cette maman qui souffrait sans pouvoir intervenir. »
Méditation douloureuse, prière féconde
« Je demandais à la Vierge Marie de me donner la force qu’elle avait eue au pied de la Croix, afin que je puisse marcher sur les pas de son Fils, et sur ceux de mon frère Jacques, à ma façon, petit à petit. »
Du fond de sa peine surgit un jour la question-clé :
« Qui peut souffrir plus que moi ?… Qui ?… Plus que la maman de l’assaillant ? »
« En tâchant d’offrir ma souffrance au Seigneur, j’ai compris que je devais aider cette maman-là à porter le poids de sa culpabilité. »
Naît alors un désir profond de communiquer avec la mère d’Adel. Roseline propose ce que Nacera n’ose espérer, et c’est avec l’archevêque de Rouen, Mgr Lebrun, qu’elle se rend à Saint-Étienne-du-Rouvray.
« J’attendais tellement cette visite ! Roseline m’a serrée sur son cœur et mise en confiance… Pour elle, je ne suis coupable de rien… Si religion veut dire unir, on ne peut pas se déchirer au nom de la religion… Islam et Christianisme sont deux branches d’un même arbre. »
« Nacera nous a ouvert ses bras et sa porte, en criant ‘Pardon !’ Mais je ne venais pas chercher un pardon, insiste Roseline. Nous avions besoin de gérer notre douleur ensemble. Dans la simplicité de nos échanges, autour d’un repas souvent, nous avons pu prendre soin de notre peine partagée. Quand j’ai dû subir une grave opération, Nacera m’a entourée d’attentions, ça m’a beaucoup touchée. Aujourd’hui, notre lien est très fort. Je n’ai pas frappé à sa porte pour rien. »
Rencontre fraternelle, inspirée par la foi de son frère
« Ma foi a été secouée par l’attentat. Mais avec le temps, je me suis sentie soutenue par la force de Jacques, qui, juste avant de mourir, avait sommé Satan de quitter l’esprit des deux jeunes. C’est sûrement ce qui m’a donné la volonté d’aller vers Nacera. »
Dans l’atmosphère pesante mais tout en pudeur de ce témoignage à deux voix, la sœur de Jacques Hamel tient à souligner ce qui, bien au-delà des événements de juillet 2016, la rapproche de Nacera.
« Sa famille ressemble en tout point à la mienne ! Nous avons chacune eu cinq enfants et en avons perdu un. Plusieurs travaillent dans le secteur médical ou social. Nos maris étaient chauffeurs routiers. Nacera a repris des études pour devenir professeur. J’ai repris des études à 52 ans en école de coiffure… C’est étrange, vraiment. »
« Sœurs de douleur »
À rebours des clichés – et de la terreur visée – l’amitié qui naît entre deux femmes que tout sépare touche et bouscule la communauté musulmane, de Saint-Étienne-du-Rouvray jusque dans cette cité du Nord où vit Roseline. Les langues se délient, quelques murs tombent. Et toujours cette question incrédule :
Comment pardonner ? Ne pas avoir la haine ? …
« La souffrance est tellement énorme… Il n’y a pas de place pour la haine, » avait répondu spontanément l’une des filles de Roseline au sortir de l’attentat.
« Bien sûr, précise enfin Roseline, nous avions tous une colère contre ceux qui instruisent et manipulent ces jeunes fragiles, au point de leur faire croire qu’ils doivent se livrer comme kamikazes à 18 ans pour l’amour de Dieu… Mais aucun de nous n’éprouvait de haine. C’est une vraie grâce qui nous a été donnée. »
Caroline Kowalski
📚 Livre paru en 2019 :Jacques, mon frère, Roseline Hamel, éd. Bayard.
📖 À paraître très bientôt :Sœurs de douleur, Samuel Lieven, éd. XO. Le journaliste y a recueilli les témoignages de Roseline et Nacera Kermiche, l’une née en France sous l’Occupation, l’autre à Alger après l’indépendance. D’abord unies par la douleur liée à un acte de haine et de barbarie, les deux femmes sont désormais unies par une amitié exemplaire.