PAR LES LACIS DE LA CONFIANCE

Nous étions en pleine rentrée scolaire, professionnelle et pastorale 2012. La mondialisation semblait le critère  inéluctable de toute réflexion et de toute action. Nous passions nos vies à courir, sans toujours savoir pourquoi courir, qui et quoi rattraper. Le low-cost imposait de nous tasser comme sardines dans métros, trains et avions. Tout était à l’aune d’une promiscuité souhaitée ou subie. Les  gens se faisaient la bise, et s’entassaient  dans les habitacles, les stades, les festivals.

Un livre venait de décrocher les prix Fnac et Fémina. “Peste et choléra” de Patrick Deville. Roman biographique relatant le combat d’Alexandre Yersin, découvreur en 1894 du bacille de la peste. Remarquablement écrit. N’ayant pas échappé à la sagacité de mon confrère d’école Bernard Lehut. Plume si profonde et si fine. Mais, nous courions… La peste et le choléra étaient un sujet désuet et pathétique pour fresque historique et littéraire. Tellement absent de nos écrans radars. “Des événements qu’on croyait oubliés sous la poussière des siècles agissent d’un coup sur le présent et bouleversent l’avenir” avertissait Deville.
Son écriture relata la peste, “hécatombe qu’aucune guerre n’avait encore jamais causée, rapportée à la démographie”. Le combat de Pasteur et Yersin était ainsi croqué : “On déroule souvent l’histoire des sciences comme un boulevard qui mènerait droit de l’ignorance à la vérité. Mais c’est faux. C’est un lacis de voies sans issues où la pensée se fourvoie et s’empêtre.” Avant que jaillisse la découverte salvatrice du bacille et sa reconnaissance, Deville décrivait “toute la compilation” des tentatives faites d’échecs et de joies. Une expression de Deville avait été si peu surlignée et likée par les lecteurs ou réseaux : “L’ampleur du fléau est métaphysique”.

Mais, nous courions… “La vie des peuples comme celle des hommes n’est pas chronologique. Ils passent du demi sommeil où ils se voient fougueux, s’attristant de se découvrir tout autres à leur réveil”. Nous courions et ne pouvions comprendre ces mots si étranges, pourtant déjà si prophétiques.

Oh, certes nous nous garderons de confondre peste et Covid.

Oh, certes nous n’irons pas tirer des fils anachroniques et sentencieux d’un prix littéraire pour sermonner notre aujourd’hui. “Le croyant, conseille le Pape François ne doit pas regarder le monde de l’extérieur, mais de l’intérieur”. Nous sommes tous tellement petits devant ce que le Covid a généré en quelques semaines comme défis planétaires et locaux.

Patrick Deville pourtant, nous laisse deux pépites pour déconfiner. Pépites que la spiritualité du Pape, non seulement ne saurait démentir, mais viendra étayer. La progressivité que requiert la prudence sanitaire du déconfinement ressemble aux lacis dont parlait si bien Deville. Les lacis de l’humble retour vers les autres. Les chemins de traverse qu’on emprunte pour ré-apprivoiser ce qui peut tisser un autre vivre ensemble. Les lacis d’un apprentissage laborieux qui décevra certains jours, irritera souvent notre impatience, éveillera de temps en temps des idées neuves ou comblera la joie de nous retrouver. Les lacis qui nous rendent si interdépendants les uns des autres.

Ma nièce, vivant en Italie, m’écrit l’humilité des lacis : “Après un confinement si strict il y a peu, nous sommes si heureux de pouvoir reprendre un semblant de normalité”. Souvenons-nous de ce retour vers “le monde d’après” par les lacis de ce que nous ne savons pas encore. N’ayons pas l’arrogance de déconfiner par l’autoroute des certitudes toutes faites et les empressements fracassants. Nous irions nous jeter tout droit sur la glissière de l’orgueil et du fatal. Les lacis de la fraternité qui cherche tant qu’elle n’a pas trouvé, ont cette ingratitude qui construit le vrai et le durable.

Seconde pépite de Deville : l’ampleur métaphysique ! Recueillons-la précieusement. Si nous saccageons cette intuition, nous nous ferons terriblement mal. Plus mal encore que dans le monde d’avant. La crise du Covid est en effet de cette amplitude. Comprenons-nous bien : les intendants du déconfinement ont cent mille chats à fouetter. Leur tâche est à la fois subtile et titanesque. L’urgence est faite de précautions sanitaires, pragmatiques, organisationnelles. Nul ne démentira ce défi considérable. Nul n’enviera occuper ces postes de gouvernance vitaux et exposés. Un déconfinement se décline et se conçoit dans une méthodologie qui doit se respecter en vue du bien commun. Hommage soit rendu à ces artisans du détail qui protège et qui sauve. Hommage soit rendu à celles et ceux qui se coltinent le concret de concret dans ces labyrinthes fastidieux.  Mais au-delà de ces repères et directives, au-delà de ces semaines probatoires du déconfinement, ne pourra être enterrée et éludée l’ampleur métaphysique de ce que nous vivons. Sinon, nous régresserons lamentablement vers le “monde d’avant-hier” empiré par l’amertume épuisée des illusions du “monde d’après”. Ampleur métaphysique ! Sinon nous verserons à nouveau dans les querelles partisanes et idéologiques n’écharpant que notre ego.

Allons plus loin. Relions les deux intuitions. Pas de lacis sans l’ampleur métaphysique.
Pas d‘ampleur métaphysique sans l’abnégation des lacis. Ainsi se réconcilieront  en nous le respect du prochain et une vision de l’avenir qui ne soit pas technocratique. Ainsi se tisseront davantage ce que l’avant Covid avait “détissé”: l’attention à la personne et l’inhumaine globalisation. Si nous avons retenu quelque chose de la crise, ce sera de considérer  le frère malade, âgé, soignant, caissier, pompier, éboueur, dans un  « autrement », gravant  en nos cœurs leur indépassable valeur transcendentale. Pour ceux qui sont habités par la foi : Dieu en l’homme et l’homme en Dieu.

Permettez  ces quelques “cailloux blancs” accompagnant le déconfinement. Ils n’osent se substituer aux multiples repères de distanciation collés sur toutes les vitres et sols de nos espaces publics. Ils sont là sans prétention. Pour emprunter les lacis d’une  fraternité plus intense.

1) Premièrement, gardons-nous de confondre le conjoncturel et le structurel. Les économistes prédisent : la reprise va se faire, car nous n’étions pas en crise structurelle. Nous avions simplement arrêté la machine. En soi leur argument est fondé et n’est pas sans noblesse. Un moteur temporairement  à l’arrêt peut été réactivé. Une économie active est salvatrice de vies dès lors qu’elle permet aussi de nourrir et de protéger. Il faut pouvoir mettre dans la marmite plus que le bois la chauffant en vain par le dessous.  Nul ne niera donc à quel point « reprendre » est essentiel. Attention cependant à ce que tout ne se focalise pas sur la course effrénée  aux points de  PIB pour eux-mêmes. Attention à la fragile  employabilité de beaucoup et la précarité d’un si grand nombre. Attention à ne pas absolutiser à nouveau l’image de l’humain dans sa performance productiviste. Le deuil de ce qui n’a pu être produit  durant l’épreuve du confinement, doit enseigner à l’homme ce qu’est la valeur effective du travail.

2) N’ayons pas honte d’avoir parfois peur de déconfiner. Mais assumons ces peurs ensemble. Churchill notait que la grandeur de l’homme est de comprendre qu’il marche entre deux précipices. Celui de l’excessive prudence et celui de l’excessive audace. Ayons conscience de  cette ligne de crête. Là est notre défi et notre grandeur d’après Covid. Certaines peurs sont légitimes. D’autres deviennent  mauvaises conseillères. Certaines audaces sont irresponsables. D’autres sont créatrices de vie. Il n’est pas anodin que les Frangines cartonnent par leur chant : “Ensemble”. Merci à elles de mettre sur nos lèvres un si simple phrasé qui peut se fredonner seul pour tous, et tous unis à chacun. Au-delà de leur dimension psychologique, nos peurs ont aussi à s’offrir spirituellement. Elisabeth de la Trinité ouvre  cette voie toute humble : “Sois là, mon Jésus, soutiens moi. Façonne mon cœur pour qu’il puisse être ta demeure. Tu me montres les épines que je rencontrerai. Nous les traverserons ensemble. À ta suite, avec toi, je serai forte”.  Les peurs ne se surmontent donc pas sans être une pâque. Un être avec Celui de qui tout se reçoit. Un être ensemble, émetteur et réceptif  de la lutte partagée.

3) Regardons l’enfant ouvrir aux générations le chemin du déconfinement. Cette  symbolique est belle !  Au-delà des débats sanitaires quant à jauger si l’enfant est plus ou moins immunisé ou  vulnérable au Covid, (débats que notre incompétence est incapable de trancher), écoutons l’enfant qui sait déjà tant de choses !  Ayons l’humilité d’être introduits par lui, à ce monde d’après. Ne gâchons pas à l’enfant sa nécessaire socialisation quand les centres sociaux du Nord nous alertent, par exemple, sur un décrochage scolaire de 20% suite au Covid. N’ayons ni l’inconscience d’envoyer les enfants aux dangers qu’adultes nous n’oserions affronter,  ni l’indécence de surprotéger l’enfance de nos propres  peurs d’adultes infantilisants. Entendons le Pape dans son encyclique Laudato Si pour une intégrale écologie : “Quel genre de monde voulons-nous laisser aux enfants qui grandissent ?
Cette question ne concerne pas que l’environnement. On ne peut la poser de manière fragmentaire. Elle interroge l’orientation générale de la vie, son sens et ses valeurs. Pour quoi passons-nous en ce monde ? Pour quoi venons-nous à cette vie ? Pour quoi travaillons nous et luttons nous ? Il ne suffit plus de dire que nous devons nous préoccuper des générations futures. Il nous est nécessaire de réaliser ce qui est en jeu. Notre propre dignité”. Merci à tous ceux qui, dans l’acte éducatif le plus quotidien,  donnent  incarnation à cet enjeu dans ces semaines  peu ordinaires.

4) Ne laissons pas le Covid régenter notre esprit et notre âme. Évidemment, ce virus est loin d’être médicalement vaincu et rien de la lutte ne doit nous indifférer ou nous démobiliser. Nous avons également  conscience que les chercheurs découvrent quasiment tous les jours des champs nouveaux de cette redoutable infection. Elle n’a pas fini de nuire et de muter. Mais il n’est pas contradictoire de plaider que nous décentrions nos affects de ce sujet. On peut être pleinement d’une cause et apprendre à resituer cette cause dans un ensemble plus vaste. Il y a ici une lutte mentale et spirituelle à livrer. Tout objet de fascination est à la fois attractif et révulsif. Nous avons le Covid en horreur mais nous ne pensons qu’à lui. La vraie force consiste à ne rien lui concéder sans en faire le cœur de tout. Au-delà de sa dimension purement virale, l’enjeu est celui d’une maîtrise par l’homme de lui-même. Il serait plus “viral” encore d’avoir le cœur prisonnier de la représentation mentale d’une infection. D’immenses questions sont en effet en attente : environnementales, bioéthiques, sécuritaires, éducatives, sociales, pastorales. Leur énumération impressionne. Le Covid, certes détermine désormais notre manière d’appréhender le monde, mais ne doit pas devenir prisme exclusif de sa lecture. Merci aux accompagnateurs psychologiques et spirituels qui aident à construire un “vivre avec le Covid” et non un “ne songer qu’au Covid”.

5) Notre mission est d’être une Eglise présente dans le combat de ces tranchées inédites,  comme ellele fut en d’autres temps. J’ai bien conscience que l’image de la première guerre mondiale se virtualise très vite, dès lors que la guerre contre le Covid n’est pas une guerre classique. Il faut pourtant se garder de désincarner le propos. Quand le Covid attaque quelqu’un, plus rien n’est virtuel. Ce n’est pas faire du lyrisme suranné  que d’entendre les corps abîmés par le Covid. Les récits de ceux qui reviennent guéris de réanimation en disent long.  Il faut  remercier tous les acteurs d’Eglise qui incarnent, depuis le début du confinement,  la proximité immédiate aux gens affectés à un titre ou un autre par l’épreuve du Covid. Oui, merci à eux pour ces visites, ces accompagnements, ces célébrations, ces soutiens divers, cette communion des saints. Chacun sait bien que ce n’est pas parce que l’on déconfine que le combat s’interrompt. Ce n’est pas parce que nous ne sommes pas charnellement dans des tranchées, que le compagnonnage, auquel le Christ appelle  avec l’humain est moins tangible. Je pense par exemple à notre frère prêtre ambulancier, aux chers diacres soignants, aux laïcs visiteurs d’hôpitaux et de prisons, aux consacrés et  éducateurs, aux écoutants, aux équipes du deuil, aux curés et catéchistes, aux équipes d’animation pastorale, aux mouvements et services, et à tant d’autres dont Edith Stein dit si bien : “Aucun livre d’histoire ne fera mention d’eux. Mais quand tout ce qui est caché sera manifesté, nous découvrirons à quelles âmes nous sommes redevables des tournants décisifs de notre vie personnelle”.

6) Prenons le temps de discerner ce qui advient de l’homme par ces traversées inattendues. Ici l’on entend la terrible réalité de violences intra familiales ayant crû de trente pour cent durant le confinement. Là, on s’émerveille devant l’ONG “Aviations sans frontières” qui a soulagé les équipes soignantes par transferts aériens en un ciel complètement vide. Tant d’exemples révélant le clair-obscur des comportements horribles comme admirables   en temps de crise. Décryptons le devenir de ces « terriens » dont nous sommes. Le commissaire européen Thierry Breton voit se dessiner une moindre attirance de nos activités vers la globalisation et une montée de nos résiliences locales. Passerions-nous d’un monde trop ouvert à un monde trop clos ? Son argument est intéressant à entendre : un pays plus affecté par le Covid ne démérite pas pour autant de la solidarité européenne surtout s’il investit, par exemple,  beaucoup par ailleurs dans la protection militaire du continent dont tous bénéficient. En ce 9 Mai, jour où ce billet est rédigé, comment ne pas prier pour qu’une voie européenne se retrouve de façon équitable, profonde et  neuve comme résultante de cette épreuve?  Saints et saintes de notre Europe priez pour nous !

7) La confiance sera motrice du déconfinement. Pour bien connaitre le méthodique travail de Jérôme Fourquet à l’IFOP, je puis dire que la confiance est à la fois un indicateur plein d’aléas, tout en étant bien plus qu’un indice d’opinion. Elle est  la traduction transversale de ce que nous avons dans le ventre, dans le mental et dans l’esprit. “Seul celui qui a confiance en lui peut entraîner les autres” pensait Horace. La remarque vaut évidemment pour des décideurs envers leurs administrés. Elle vaut surtout pour chacun. Nul n’impulse un mouvement si ne l’anime une confiance en sa propre capacité d’y participer. Le succès d’un déconfinement est donc dans la propagation d’une confiance. L’ennemi viral ne se voit pas. La certitude de sa présence nous révolte d’autant plus que sa nocivité ne se perçoit que dans sa morbidité.  La confiance aveugle n’a pas davantage de sens. Les médecins n’ont cessé de nous dire : “Restez chez vous. C’est le meilleur remède contre l’invisible qui n’est pas encore vaincu”. Si l’ennemi ne se rend visible que quand il nuit, la confiance, elle, doit être palpable, même si elle n’a pas encore trouvé son fruit. C’est sa force et sa vérité. La confiance encore infime prend visages.

On ne peut achever l’étape du confinement  sans cette humilité de ne pas bien savoir encore  où nous allons, mais dans la confiance d’avec qui nous allons. La confiance prend visages au pluriel de ce mot. Ils nous ont quittés et sont nôtres à la fois. Chers disparus que nous n’avons pu étreindre, mais que le Seigneur a accueillis “dans son étreinte”, comme disait Grégoire de Nazianze ; Visages guéris qui revenez d’une si lointaine bataille et dont  le sourire vainc progressivement les cernes ; multitude qui ne sait comment elle sera testée… humanité unie dans une mystérieuse destinée.

Par cette lettre hebdomadaire, nous voulons  vous remercier de tout cœur de témoigner là où vous vivez,  des initiatives, des informations  et des intentions provenant  de nos diversités diocésaines.
“Je vous conjure, Ô Seigneur, d’accroître mon amour et de le perfectionner” demandait le Curé d’Ars. Que le déconfinement fasse grandir ce que le confinement a préparé.

A samedi.

Mgr Bernard Podvin
Missionnaire de la Miséricorde