Un champ immense de découvertes

Celui qui a des oreilles, qu’il entende ce que l’Esprit dit aux Églises !

Aujourd’hui, en tout cas depuis peu, nous découvrons la douleur immense, aiguë ou sourde mais souvent inextinguible, de ceux dont la vie a été brisée par ces gestes subis dans l’enfance et l’adolescence, ou bien alors qu’ils étaient déjà adultes, mais fragiles et sous influence.

Cela peut rejaillir plusieurs dizaines d’années plus tard et n’être détecté qu’à ce moment-là ; mais le mal était fait et a fait rater des équilibres affectifs et sexuels, des vies relationnelles et professionnelles, le sentiment de l’échec est constant.

C’est là que nous avons appris qu’il faut savoir écouter, prendre patience devant l’expression de la douleur, et chercher avec ces personnes les chemins qu’elles veulent et peuvent suivre.

Je cite le discours du cardinal Tagle à la rencontre des présidents de conférence épiscopale à Rome fin février. Il disait que ces abus commis par des ministres ordonnés ont blessé les victimes, mais aussi leurs familles, l’Église et la société tout entière :

« Frères et sœurs, c’est cela qui est en jeu en ce temps de crise provoquée par les abus d’enfants et par notre mauvaise gestion de ces crimes. Notre peuple a besoin que nous nous approchions de ses blessures et que nous reconnaissions nos fautes si nous voulons donner un témoignage authentique et crédible de notre foi en la Résurrection. Cela signifie que nous devons tous, ainsi que nos frères et sœurs chez nous, assumer personnellement la responsabilité d’apporter la guérison à cette blessure dans le Corps du Christ et nous engager à faire tout ce qui est en notre pouvoir et à notre portée pour faire en sorte que les enfants soient en sécurité et que l’on prenne soin d’eux dans nos communautés. »

En fait, depuis les années 2000, le champ s’est incroyablement ouvert ! A moi d’abord, et à nous tous. Après une première mise en cause d’un prêtre qui sera condamné à 5 ans de prison en 1996, à Dijon, j’ai commencé à comprendre que la question du secret professionnel et celle du secret de la confession étaient désormais ouvertes : les parents ne pouvaient plus tolérer que leurs enfants ne soient pas protégés, au motif que c’était dans le secret (professionnel ou sacramentel) que l’on avait acquis une information sur des atteintes sexuelles contre un enfant ou un adolescent, de la part d’un adulte.

Puis en 2000, année de mon ordination épiscopale, l’affaire Bissey et le procès Pican (3 mois avec sursis pour non dénonciation) obligent l’épiscopat à se positionner : la ‘double trahison’ selon le Cardinal Billé. Puis l’État précise sa position sur la question du secret et la loi change : oui, le secret professionnel existe toujours, mais on ne pourra l’invoquer contre un professionnel qui l’aura rompu pour protéger d’autres crimes et délits potentiels.

Je prends alors l’engagement de dire à des personnes qui viendraient se plaindre : ce que vous me dites, allez le dire au procureur ; si vous ne le faites pas, je le ferai moi-même. En 2003, c’est ce que j’ai dit à des personnes qui sont venues se plaindre d’un prêtre de Savoie, et elles feront ce que je leur ai dit, en faisant savoir qu’elles sont venues sur ma suggestion.

Plus tard, je prends la résolution de dénoncer moi-même quand je saurai quelque chose. Et c’est ce que je ferai deux ou trois fois par la suite.

En 2002, premier fascicule de la CEF, préparé par une commission réunissant des professionnels autour d’un groupe d’évêques (psy, juristes, etc.) : « Lutter contre la pédophilie ». Pour la Savoie, j’en commande 1000 qui disparaissent en peu de temps et un certain nombre s’en vont hors de l’Église : en fait, nous sommes la première institution à publier un code de conduite …

En 2006, procès en Savoie : je prends les devants médiatiquement, j’explique que le premier silence est celui des victimes – on est sceptique sur ce point, pensant que c’est un plaidoyer de l’Église pour elle-même, mais tous les intervenants au procès le confirment : gendarmes enquêteurs, avocats, magistrats, médecins. J’évoque aussi le clivage interne des personnalités perverses, « le côté jour et le côté nuit » qui s’ignorent mutuellement : ceci aussi est confirmé et permet de souligner les stratégies inconscientes des pervers qui savent très bien choisir les victimes qui ne parleront pas. Tout récemment, en février 2019, j’ai lu sous la plume d’une psychiatre cette affirmation telle quelle. L’histoire des religieuses abusées par deux frères prêtres et religieux le montre fortement.

Arrivant à Lille, plusieurs affaires vont m’interpeller : deux s’achèvent dont il me faut gérer les suites, et six autres vont suivre. Depuis 2016, époque à laquelle j’ai clairement fait savoir que je recevrais personnellement les victimes qui le souhaitent, nous (pères Hérouard, Cazin et moi-même) avons reçu une douzaine de personnes, pour des affaires remontant à plusieurs dizaines d’années.

Entre temps, nous avons eu, dans l’Église universelle, de nouvelles normes qui nous ont obligés à dénoncer les méfaits que nous apprenons (je l’ai fait plusieurs fois), à interdire d’exercer le ministère quand le soupçon est justifié, ce qui est le cas lors de la mise en examen (je l’ai toujours fait), à présenter l’état de la cause à Rome au fur et à mesure (une information dès la mise en examen, puis une procédure plus complète après le jugement pénal en droit français). En effet, nous ne pouvons pas intervenir tant que se déroule la procédure publique. Par ailleurs, le droit français évolue également et les délais de prescription s’allongent.

En France, la Conférence des évêques a pris aussi des mesures, principalement en 2000, 2002, 2010, en 2016 : deux éditions nouvelles de « Lutter contre la pédophilie » ; mises à jour des normes d’action pour les évêques, conformément aux normes romaines.

Dans les diocèses de Lille, Arras et Cambrai, nous avons décidé ce que vous savez : sur nos sites diocésains, nous expliquons ce que chacun peut faire : avertir le procureur, demander de l’aide auprès de la cellule psychologique du CHU (URSAVS, présente dans chaque CHR de France), rencontre de l’évêque directement.

Au séminaire, lors de la formation des futurs prêtres, chacune des 6 années comporte une session de deux ou plusieurs jours sur ces sujets.

À tous les adultes qui ont des responsabilités à l’égard des jeunes sont données des consignes de prudence dans le comportement ; certains objectent que les pervers y échappent et que les autres n’en ont pas besoin … en fait, on se donne d’éventuels moyens de discernement.

Nous avons organisé, avec l’URSAVS, des journées de formation qui ont vu grande affluence, avec psychologues, psychiatres, juristes, et autres spécialistes de ces sujets.

L’Église est, aux dires de l’URSAVS, la seule institution qui ait fait appel à cet organisme pour la prévention, la formation, l’écoute et le soin.

Nous, évêques, sommes prêts à recevoir des victimes, y compris pour des cas anciens pour lesquels la justice ne peut plus rien, et à écouter, à reconnaître le mal commis, à apaiser – pour autant que cela soit possible – une douleur si durable.

Enfin, en novembre 2018, l’assemblée des évêques décide d’instituer une commission indépendante d’enquête, présidée par un ancien vice-président du Conseil d’État qui la constitue librement et remettra son rapport sous deux ans environ. Et quatre sujets sont mis à l’étude pour préconiser de nouvelles dispositions recommandées dans l’Église de France dès que possible : ce sont 4 processus qui sont à l’étude maintenant.

> Mémoire : recueillir les récits de manière organisée pour permettre un travail d’analyse pluridisciplinaire, établir un lieu pour la mémoire, un jour annuel de prière et de jeûne, publier un rapport annuel prolongeant celui de la CPLP.

> Aide à la restauration des personnes. Qu’on propose de rencontrer la personne pour lui exposer l’ensemble des processus. Et marquer la reconnaissance de cette situation de victime.

> Engagement ferme dans la prévention pour les prêtres et acteurs pastoraux. Réélaborer la formation affective et sexuelle dans les séminaires. Soirées dans les paroisses sur le phénomène, cela s’est fait ici et là dans notre diocèse.

> Engagement ferme dans le suivi des prêtres coupables ou fragiles. Création d’un centre de ressources pluridisciplinaire, suivi professionnel et spirituel.

Comme je l’ai dit plus haut, nous avons exploré grâce à des témoignages, grâce à l’écoute des victimes, grâce aux apports des professionnels (médecins, psy, juristes, etc.) des champs extrêmement nouveaux pour nous et pour la plupart de nos contemporains. Cela a demandé du temps pour prendre conscience, pour apprendre, pour approfondir les données, et en tirer des conséquences dans le domaine de l’action.

J’ai déjà évoqué le domaine du secret. Puis est venu le domaine de la perversité comme structuration psychique, avec la dissimulation et le calcul ; mais les agresseurs ne sont pas tous des pervers narcissiques.

Nous avons également exploré le domaine de la responsabilité hiérarchique, avec la nécessité des signalements, sans enfermer les personnes et les situations dans des jugements a priori.

C’est maintenant le temps de la parole partagée ouvertement en vue des transformations nécessaires. Et c’est pourquoi j’ai tenu à ce que nous ayons ce CDP sur la question des abus, qui sera suivi d’un autre sur la question de la gouvernance de l’Église : je crois, comme le Pape François, que la synodalité est vraiment ce que le Seigneur attend de l’Église du 21ème s.

Il vous est demandé de ne pas enregistrer le témoignage que vous entendrez dans quelques instants.

 

† Laurent Ulrich
Archevêque de Lille